boîte à images

On prétend que nous allons vers une civilisation libérale. Nous allons vers une civilisation de la conserve, c'est le contraire. On ne compte plus les barrages derrière lesquels nous conservons de l'eau, les machines électroniques dans lesquelles nous conservons de la mémoire, les disques où nous conservons des voix, de la musique, des sons ; les robots, les fusées où nous conservons des gestes, de actes ; les cinémas où nous conservons des images. Il n'est pas rare, aujourd'hui, d'assister à des représentations de pièces de théâtre qui sont données par des acteurs morts depuis longtemps. Nous faisons chanter des cadavres ; on a mis en conserve l'assassinat de Kennedy et l'assassinat de son prétendu assassin ; on met en conserve des gestes dans la pointe d'une fusée et elle va les accomplir sur la lune ; il y a cent mille fois plus de gens qui écoutent de la musique en conserve que de gens qui assistent à des concerts avec des musiciens en chair et en os. Gieseking continue à interpréter Mozart, Caruso chante toujours. Raimu joue inlassablement La Femme du boulanger ;l'usine de Serre-Ponçon turbine une eau de Durance qui date de quatre ou cinq ans et en fait l'électricité qui éclaire ma lampe ce soir ; on accumule des chevaux-vapeur, on met en boîte du professeur qui fait ensuite son cours en cinéma parlant, n'importe où, n'importe quand. Si nous avions Platon, Pascal, Descartes, nous les mettrions en conserve pour nos arrière-arrière-petits-fils (et plus loin encore, sans limite) qui les verraient, les entendraient dans cent,ou mille ans, ou plus.
Jean Giono, extrait d'un des textes écrits dans les dernières années de sa vie et publiés chez Gallimard sous le titre "La chasse au bonheur"